« Tu en as fait autant avec celui qui a été abandonné à Charleville en 1943 » s’exclame Christian. C’est à sa mère, Valère, qu’il s’adresse. C’est à celle qui ose soutenir, à la table familiale, que les abandons d’enfants sont une pratique intolérable. A cet instant précis, Valère découvre que son fils connaît « le secret » de la famille.
Françoise, la sœur de Christian dont on fête les 27 ans, perd connaissance. « Quand je suis revenue à moi, plus personne n’osait aborder le sujet. J’avais peur de la vérité et je ne voulais pas juger maman ». Dix ans s’écoulent avant que Françoise n’ose supplier sa mère d’ouvrir son coeur et de lui raconter son histoire.
« C’était en 1942, lui dit alors sa mère, ton père était prisonnier en Allemagne et j’élevais seule Christian, que j’emmenais de temps en temps en train chez ma sœur dans les Ardennes. Un soir, alors que personne n’était venue me chercher à la gare, je suis montée dans un taxi dont je connaissais bien le chauffeur. C’était un gars du village en qui j’avais confiance. Il m’a violée ».
Enceinte, Valère consulte un gynécologue qui lui déconseille l’avortement. Elle part alors cacher sa grossesse à Reims avant de revenir accoucher à Charleville ou – bien que son mari, prévenu, lui ait promis de reconnaître l’enfant à son retour du Front – elle le déclare sous le seul prénom de Félicien. Le prénom du chauffeur de taxi. « Je m’étais dit que si un jour je pouvais le reprendre, j’irai le porter à son père naturel. Le fait de lui donner le même prénom serait en quelque sorte une preuve de filiation ». Mais il est trop tard.
Cinquante ans se sont écoulés lorsque Françoise décide de tout mettre en œuvre pour retrouver ce frère abandonné. Valère ne se souvient ni du jour où elle a accouché, ni du mois. Mais elle est formelle sur le poids du bébé et sur l’heure où elle l’a mis au monde. Or, le seul Félicien né en 1943 à Charleville n’est pas né à 18 heures mais à 12h30.
Bien que la ressemblance physique avec sa sœur soit frappante, seul un test ADN pouvait déterminer la filiation de Félicien. Un test qui s’est avéré positif, au grand soulagement de Françoise … et de Valère. « J’ai fait plusieurs tentatives de suicide à l’époque. Si c’était à refaire, plus jamais je n’abandonnerai un enfant, quelle que soit ma situation ».
Quant à Félicien, qui a cherché toute sa vie ses origines malgré une adoption réussie, le 17 novembre 1993 a été le plus beau de sa vie. Celui que ses camarades de classe avaient traité à tort de « fils de Boche » durant toute son enfance mettait enfin un visage et un nom sur celle qui lui avait donné le jour, grâce au Laboratoire de Recherche et d’Identification Génétique CODGENE : « l’étude de comparaison des empreintes génétiques déterminées à partir des prélèvements sanguins effectués après consentement éclairé sur les personnes de Mme Valère C. et de M. Félicien J. nous permet de dire que Mme Valère C. a pu transmettre 50% de son matériel génétique à M. Félicien J. Elle est fort probablement sa mère biologique. Mais en l’absence de l’empreinte génétique du père de M. Félicien J., cette probabilité ne peut être chiffrée ». Une conclusion fiable lorsqu’on sait que même en présence des deux parents, les résultats maxima n’atteignent jamais 100%.