Assis par terre dans sa case de terre battue Jean-Boubacar, dit Jeannot, contemple, une fois de plus mais toujours avec la même nostalgie le petit tas de photos Kodak craquelées sur lesquelles on peine désormais à deviner son père Français, Henri.
« Gendarme métropolitain », Henri a été affecté au début des années 60 à Tessalit, au nord du Mali, où il a fait la connaissance de Tina Konaté. « Leur rencontre a été de courte durée, rapporte Jeannot, puisque quelques mois plus tard, il est reparti pour le Niger comme chef de peloton nomade de la Gendarmerie française. Mais à peine arrivé, il a envoyé un véhicule pour rapatrier ma mère auprès de lui ! »
En 1964, Tina tombe enceinte. « Il en était follement amoureux » dira la sœur d’Henri, Arlette, se souvenant de lui à son retour d’Afrique. Un retour qu’il n’a pas choisi mais qu’il assume courageusement. Rapatrié à Marseille en 1965, quelques jours avant la naissance de son fils Jean-Boubacar, il fait régulièrement parvenir des mandats-cartes à Tina. Ces petits coupons, « Jeannot » les a aussi précieusement conservés. Sur chacun d’eux, on peut ainsi lire que le « gendarme G. Henri-Laurent » de la section 728 et du Secteur Postal 21 de la Base navale de Marseille a versé 10 000 francs CFA. Entre la sécheresse et la misère, on se demande par quel miracle ces reliques n’ont pas péri. Par la force de l’amour, sans aucun doute… Entre deux mandats, Henri fait savoir à la mère de son fils qu’il se donne du mal pour revenir « afin d’être près de toi », « sinon je prends ma retraite pour travailler à Niamey ou Abidjan ». « Il faut prendre patience encore. Chaque jour je pense à toi et à mon fils Jean. Il faut m’envoyer sa photo, avec toi aussi. Il faut m’écrire de suite ».
Fin 1966/début 1967, Henri est envoyé en Algérie. Ses lettres continuent d’arriver à Tina. Il exige d’elle « des nouvelles une fois par mois au moins » ! « Encore deux ans et demi et je prends ma retraite » lui ressasse-t-il. Avec la retraite, « je viendrai travailler en Afrique si Dieu veut ».
Dieu n’a pas voulu. A une date que l’on situe peu après 1968, Henri se fait prendre dans les mailles du filet matrimonial ; il se fait probablement plus épouser qu’il n’épouse, si l’on en croit la réaction qu’aura sa moitié – dont il n’a jamais eu d’enfant – à l’annonce de la recherche de Jeannot en cette fin d’année 2005 …
Il contacte PersonneDisparue.com depuis le désert malien
Car Jeannot, à force de démarches, est parvenu jusqu’à nous depuis le fin fond du désert où il aime à promener ses chèvres et ses chameaux. Surréaliste, lorsqu’on sait que son village n’est relié au reste du monde que par une vieille cabine téléphonique. Une fois sur deux, la ligne sonne occupé ; l’autre fois, le hasard fait ce qu’il peut pour qu’un habitant se hâte de décrocher et d’aller prévenir l’intéressé.
Jeannot a supplié l’un de ses demi-frères, Mohamed-Ali, de l’aider à rechercher son père. Mohamed est bien placé. Chef du protocole du gouverneur de Kidal, il partage également la vie d’une psychiatre parisienne, qui servira d’intermédiaire.
Né en 1970, cinq ans après Jeannot, de l’union de Tina avec un Burkinabé né au Mali, Mohamed-Ali a toujours vu son frère aîné « faire ses trucs » : écrire à l’Ambassade de France au Mali, obtenir des adresses d’homonymes, se « déplumer » pour appeler la France, depuis l’unique petite cabine… « Essayez un peu d’imaginer ce que ça fait de passer 40 ans sans connaître son père… »
Mohamed a même écrit, en 2003, au service historique de la direction générale de la Gendarmerie Nationale, qui dépend du Ministère de la Défense. Henri figure bien dans leurs archives comme gendarme mais ils ne détiennent aucune coordonnée… La piste s’arrête là. A ce stade, on ne sait même pas quel âge aurait Henri, ni même s’il est encore en vie.
De longues semaines d’enquête nous conduiront, en premier lieu, jusqu’à la sœur d’Henri, Arlette. Elle en rêvait, Arlette, de ce jour où « il débarquerait ! » Parce qu’à 72 ans, cette « vieille fille » pleine d’entrain, retraitée dans un village du Haut-Var, a toujours su. Son instinct lui soufflait que son frère avait laissé un enfant en Afrique. « Mais il ne sait pas que je sais… A l’époque, aucun d’entre nous n’était encore marié. On vivait toujours chez nos parents. Lorsque Henri est rentré d’Afrique, on a eu droit à une projection de diapos et je me souviens très bien de cette très jolie fille, Tina, qui figurait sur chaque photo. Je me suis bien douté de quelque chose. Et un matin, alors qu’Henri devait être dans les vignes, le facteur est venu sonner. J’étais seule à la maison et il m’a remis un télégramme à l’attention de mon frère. Je ne l’ai pas ouvert mais j’ai écarté suffisamment les bords pour pouvoir lire ce qui était écrit à l’intérieur. Ca parlait d’une naissance ; on y indiquait le poids d’un bébé. J’ai toujours gardé ça en moi. Même mes parents sont partis sans savoir ».
Il n’a pas fallu deux jours pour que la nouvelle se répande. Les deux frères de Henri encore en vie (le troisième est décédé) en ont été informés par leurs enfants respectifs et Henri a fini par apprendre à son tour … que tout le monde savait. « C’est triste, se lamente Arlette, parce que la seule qui n’accepte pas l’arrivée de Jeannot dans la famille, c’est la femme d’Henri. Et comme il est brave et qu’il ne veut pas faire de vagues, il se tait. Pourtant, je suis sûre qu’il a souffert toute sa vie de n’avoir jamais revu ni Tina, ni Jeannot et d’avoir enfoui ce secret en lui pendant tant d’années. » Et de conclure, parce qu’il est impensable, après un si long voyage, de laisser encore cet enfant, même grand, sur le bord de la route, « Vous savez, on est Pieds Noirs, on a mangé à la table des Arabes, alors… Moi, je veux bien le recevoir. Il porte mon nom. Il est de la famille, qu’on le veuille ou non ».
A Tessalit, la sonnerie de la cabine a retenti. Comme d’habitude, c’est un villageois qui passait devant par hasard qui est allé prévenir Jeannot que l’appel était pour lui. Quelqu’un, en France, allait le rappeler dans quinze minutes précises, le temps pour lui de rapatrier toutes ses chèvres et de fermer l’enclos. De l’autre côté du monde, un vieil homme qui venait, lui, de finir de nourrir ses poules allait lui parler. Pour la première fois depuis 40 ans.
Le 18 février 2006, nous recevions un email de Anne, la compagne française du demi-frère de Jeannot :
« (…) Nous avons rencontré la tante avant l’été qui est tout à fait ravie d’avoir un neveu supplémentaire. Le père par contre semble totalement sous l’emprise de sa femme et ne fait pas grand chose. Il a envisagé de le reconnaître mais s’est finalement rétracté. Il a établi une correspondance avec son fils mais c’est en réalité sa femme qui écrit. La maman de Jeannot et ses autres enfants vous sont extrêmement reconnaissants de ce que vous avez fait pour lui. Moi aussi. J’espère que vous allez bien et que vous apportez plein de bonheur à plein de familles (…) »