La journaliste Léna Mauger et le photographe Stéphane Remael publient “Les Évaporés du Japon”, un livre sur un phénomène fascinant, celui des disparitions volontaires. “Chaque année, quelque 100.000 Japonais s’évaporent sans laisser de traces.” Léna Mauger et Stéphane Remael sont partis à la rencontre de ces “évaporés”, et en ont fait un livre, paru aux éditions des Arènes. Les évaporés du Japon est le résultat d’une enquête qui s’est étendue sur plusieurs années.
Léna et Stéphane ont fait de nombreux allers-retours entre l’archipel et la France, à la recherche de ces hommes et de ces femmes disparus volontairement, ou de leurs proches. Shunsuke en avait assez de son travail stressant. Masao n’a pas voulu faire honte à ses parents après sa sortie de prison. La mère de Mikio le battait. “Autant de motifs que de disparitions”, confie Léna Mauger. Beaucoup de Japonais toutefois se retirent de leur vie car ils sont endettés. C’est pourquoi ce phénomène s’est accentué dans les années 1990, suite à l’éclatement de la bulle spéculative. Pour parler de ce livre, qui mélange récit, témoignages et magnifiques photographies de Stéphane Remael, nous avons rencontré son auteure, journaliste à la revue XXI, Léna Mauger.
Comment avez-vous eu l’idée d’écrire un livre sur un tel phénomène ?
Léna Mauger – Avec Stéphane, nous étions en voyage au Japon pour son travail. Quelqu’un nous a parlé du phénomène des évaporés. J’ai trouvé ça fascinant : disparaître dans un pays aussi moderne, avec toutes les techniques de traçage, de surveillance qui existent aujourd’hui, avec les réseaux sociaux… J’ai décidé d’écrire un reportage, que j’ai proposé à la revue XXI. Mais une fois l’article publié, on ne pouvait plus s’arrêter : ce sujet est tellement exaltant ! C’est pour ça que nous avons décidé d’en faire un livre.
Vous semblez pourtant avoir eu du mal à trouver des interlocuteurs…
Sur place, c’était en effet un peu compliqué : les gens ne voulaient pas témoigner. Les disparitions, c’est un sujet tabou au Japon. C’est un peu comme le suicide : ceux qui restent n’aiment pas en parler. On considère que celui qui a fui n’a pas rendu honneur à la société. Ses proches ont honte. Nous avons par exemple parlé à une femme dont les deux parents s’étaient suicidés, et dont la belle-mère refusait de la laisser servir le thé, uniquement pour cette raison. C’est assez incroyable.
Comment avez-vous fait pour finalement parvenir à recueillir des témoignages ?
Nous sommes passés par des associations d’aide aux familles des disparus, on est allé dans des quartiers et des endroits où se réfugient souvent les évaporés. Pour les encourager à parler, nous nous sommes engagés à changer les noms, ou des éléments de l’histoire, pour qu’on ne puisse pas les reconnaître. Quelques-uns ont quand même accepté de se faire photographier à visage découvert. Mais on a failli abandonner plusieurs fois : on était quand même dans une ville de 13 millions d’habitants, dont on ne parlait pas la langue, et on recherchait… des disparus !
C’est un phénomène qui est propre au Japon, l’évaporation ?
Il y a des disparitions dans tous les pays. Mais la culture du Japon fait de ces disparitions un phénomène de société : chez nous, fuir est vu comme de la lâcheté, alors que là-bas, quand on a perdu la face, on doit partir, pour sauver son honneur. Ce phénomène est depuis longtemps un leitmotiv de la littérature japonaise, comme dans le manga Quartier Lointain, le film L’évaporation de l’homme ou le roman La Femme des sables. Dans toutes ces œuvres, à un moment donné, il y a une disparition. Le vagabond, l’évaporé, est une figure très ancienne du Japon. Il est au cœur de la culture japonaise, et la modernité n’a rien changé à cela. J’aimais l’idée qu’au Japon, la réalité dépasse la fiction.
Mais vous précisez que c’est finalement une part minime de la population qui disparaît ainsi.
100 000 personnes, à l’échelle de l’archipel, c’est 0,08% de la population. Parmi elles, 30.000 se suicident. Certains disparus finissent par revenir, la fuite n’est que passagère. Avec ce livre, on plonge donc dans un monde parallèle : plus ça allait, plus on s’enfonçait dans les bas-fonds du Japon. On voulait être au plus près terrain, recueillir des témoignages, faire des reportages, sans chercher à théoriser le phénomène en interrogeant des sociologues ou des pécialistes du sujet. Mais la culture japonaise est tellement riche ; elle ne se résume pas à cela. Ce que l’on évoque, c’est une part d’ombre
du Japon.
Vous avez rencontré des disparus, et parfois leur familles. Une histoire vous a-t-elle plus touchée que les autres ?
Peut-être celle de cette mère qui abandonne son enfant… Je me souviens aussi du gérant d’un hôtel qui a abandonné sa mère malade car il ne pouvait pas lui payer ses soins et ses factures. Il a préféré s’évaporer plutôt que d’avoir honte de ne pouvoir subvenir aux besoins de sa mère. Des années après, il a appris qu’elle avait fini par
décéder.
Il y a également l’histoire de ce jeune homme dont les affaires ont été retrouvées sur un ferry…
Ce jeune homme venait de démissionner ; on peut supposer qu’il avait préparé quelque chose, qu’il avait décidé de partir. Lorsque nous avons rencontré ses parents, ils nous ont reçu comme des rois. Ils se disaient que nous pourrions peut-être les aider. Quand on est sorti de la maison, on n’arrêtait pas de ressasser leur histoire. On se refaisait le film. Des détails nous frappaient : je ne sais pas vous, mais si je disparaissais, j’emmènerais mes lentilles ! Celles du jeune homme ont été retrouvées sur le ferry. Mais comme sa famille, nous avions l’intuition qu’il était encore vivant. Et puis, il était jeune, il aimait voyager ; on s’est un peu identifié à lui. Parfois, après avoir entendu des récits comme celui-ci, on n’en dormait pas de la nuit.
C’était plus fort de rencontrer des disparus ou leur famille ?
Quand on rencontrait des disparus, ils nous racontaient leur version de l’histoire. Parfois juste une partie de ce qui leur était arrivé. La plupart d’entre eux racontaient leur histoire pour la première fois, ils se libéraient d’un poids. D’autres avaient un peu perdu la tête, ne se souvenaient pas de tout. Quand on rencontrait seulement leurs proches, c’était différent : un doute subsistait sur ce qu’il était arrivé à ces évaporés. J’ai choisi de réécrire certains témoignages à la première personne car je trouvais que ça les rendait plus forts. Ces histoires sont tellement folles qu’elles se passent parfois de tout commentaire. Leur seul récit suffit.
Souvent, dans ces récits, on apprend qu’ils ont fini par reprendre contact avec leurs proches, ou qu’ils regrettent leur choix…
C’est profondément humain. C’est impossible de faire table rase du passé. Il arrive un moment où l’on a envie de savoir ce que sont devenus ses proches. Et quand tu fuis, ce n’est jamais pour de bonnes raisons. L’une des personnes que nous avons rencontrée nous a dit : “C’est facile de se dérober, c’est plus difficile de se reconstruire.” Difficile de refaire sa vie avec un trou noir, de ne jamais parler de son passé. Cela crée de la méfiance, de la distance.
Stéphane Remael confie au début du livre qu’il a souvent rêvé de s’évaporer. Mais il semble avoir changé d’avis.
Je pense que Stéphane y a souvent pensé, oui. Je crois d’ailleurs que l’on a tous envie, à un moment de notre vie, de tout plaquer, de changer de vie. Recommencer autre chose. C’est certain que ce fantasme d’évaporation existe, surtout parmi les jeunes et en cette période de crise. Regardez en France : le toyotisme, qui vient du Japon, est une méthode de travail répandue, où il y a beaucoup de pression. Peut-être pousse-t-elle à changer de vie ? Mais aujourd’hui, on peut changer de vie sans se débarrasser de son passé : tu peux changer de métier, te reconvertir, … Et puis c’est paradoxal, car on rêve de s’évaporer pour changer de vie et faire ce que l’on a envie, et au finale, quand on plaque tout, c’est difficile de faire exactement ce que l’on veut.
Source : Les Inrocks.com du 15/11/2014.
Photo : « Faubourg nord de Tokyo : un lieu idéal pour se cacher, disparaître, s’évader. » Crédit : Stéphane Remael ©